dimanche 19 juin 2011

Tunisie, deux mois après la Révolution


Tunisie, deux mois après la Révolution


Le calme semble être globalement revenu en Tunisie après la nomination par le Président de la République par intérim, M. Foued Mebazzâa, d’un nouveau Premier ministre à la tête du Gouvernement de transition, M. Béji Caïd Essebsi, figure de l’époque « Bourguibienne » âgé de 84 ans, et l’annonce de l’élection d’une Assemblée constituante pour le 24 juillet 2011. Toutefois, l’accalmie est loin d’être totale : l’insécurité persiste dans le pays et les risques de nouvelles tensions ou d’opérations déstabilisation du processus démocratique ne sont pas écartés. Il convient de revenir sur les événements de ces dernières semaines qui posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses.

Un paysage politique en construction

L’existence d’une soixantaine de partis politiques risque d’introduire une réelle confusion dans le choix des électeurs, sachant que des candidatures indépendantes des partis politiques pourraient voir le jour. En outre, nombre de nouveaux partis, faute de moyens humains et financiers, risquent aussi de ne pas être en capacité de présenter des candidats en dehors de quelques circonscriptions. Toutefois, plusieurs blocs peuvent être distingués. 

Un bloc islamiste essentiellement représenté par Ennahdha

Si aucune formation existante n’est, à ce jour, susceptible de revendiquer des effectifs suffisants lui permettant de quadriller l’ensemble du territoire, les islamistes d’Ennahdha font peut-être figure d’exception après avoir démontré une réelle capacité de mobilisation de leurs sympathisants lors du retour d’exil de leur leader, M. Rached Ghannouchi(3). Ce parti a également l’avantage de représenter à lui seul l’essentiel du bloc islamiste, contrairement aux autres blocs susceptibles de se créer. En effet, la présence de formations islamistes plus radicales(4) serait paradoxalement de nature à faire apparaître Ennahdha comme un parti modéré, comme ses dirigeants cherchent à le faire entendre. 

Un bloc de gauche divisé

Quant aux partis de gauche et d’extrême gauche, ils apparaissent divisés et sans réel projet d’union à ce jour. En effet, le PDP(5) et Ettajdid(6) sont entrés au gouvernement de transition de M. Ghannouchi avant d’en sortir après la nomination de M. Caïd Essebsi. Le FDTL(7), autre parti de centre gauche, voyait son leader, M. Ben Jâafar, se retirer du premier Gouvernement de transition au bout d’un jour, comme les trois ministres issus de l’UGTT(8). Aujourd’hui le FDTL siège avec l’UGTT au Conseil national de protection de la Révolution(9), instance créée par plusieurs partis politiques et organisations de la société civile en vue de veiller à l’atteinte des objectifs de la Révolution, dont notamment l’Ordre des avocats de Tunisie qui a joué un rôle actif dans la chute de la dictature(10). Or, le PDP et Ettajdid sont restés en marge de cette instance et en dénoncent l’absence de légitimité et de représentativité. La gauche compte aussi un candidat déclaré à l’élection présidentielle, M. Moncef Marzouki (CPR(11)), et un autre quasi-déclaré, M. Ahmed Néjib Chebbi (PDP). A l’évidence, ces données ne favorisent pas l’union de ces formations de centre-gauche dont les programmes ne seraient toutefois pas si éloignés, alors qu’à l’extrême gauche le PCOT(12) ne semble pas envisager d’alliance avec le reste de la gauche et a dû faire face à une scission favorable à un tel rapprochement(13). 

La création d’un Parti travailliste, signe d’une nouvelle donne à gauche ?

Mais parmi la multitude de partis politiques existants ou sur le point de se créer, l’annonce de la création d’un Parti Travailliste par des cadres et des militants de l’UGTT(14) (mais non par l’ensemble du syndicat ni par sa direction actuelle(15)), pourrait changer la donne. En effet, alors qu’aucun des partis existants ne dispose aujourd’hui de relais significatifs dans l’ensemble des catégories sociales de la société tunisienne, ce parti, tout en donnant un débouché politique aux revendication syndicales et en répartissant plus clairement les rôles entre syndicalisme et politique, pourrait surtout profiter de relais et de réseaux militants formés à l’action syndicale et à la pratique des élections, qui font cruellement défaut aux formations existantes, faute pour celles-ci d’avoir pu s’organiser sous la dictature. Ce nouveau Parti Travailliste qui n’est pas encore créé pourrait peut-être favoriser une alliance des forces progressistes ou de certaines d’entre elles, afin d’en éviter un morcellement trop important. 

Blocs d’ex-RCD et de libéraux en cours de création

Enfin, concernant les autres blocs, trois partis ont déjà été fondés par d’anciens caciques de l’ex-RCD(16). Mais, dans le contexte actuel, ceux-ci compteraient surtout sur la réactivation des restes de leurs réseaux, dont se seront probablement éloignés les adhérents venus par contrainte ou clientélisme. Pour ce qui est de la droite libérale, celle-ci compte déjà plusieurs formations(17) qui devraient tenter de s’organiser autour des réseaux patronaux(18) et de la bourgeoisie des grandes villes active dans le mouvement dit « de la Coupole »(19), en tentant de séduire une partie des classes moyennes.  

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(1) Les lois de l’ancien régime n’ayant pas été modifiées, les partis politiques ne peuvent être légalisés qu’après dépôt d’une demande d’enregistrement et délivrance d’un récépissé par les autorités. Le gouvernement a néanmoins logiquement affirmé que les conditions drastiques imposées sous l’ancien régime ne seraient plus appliquées. 
(2) Sondage de l’institut SIGMA effectué par téléphone du 30 janvier au 3 févier 2011 selon la méthode des quotas sur un échantillon auto-pondéré de 1250 individus proportionnel à la démographie sur une population de tunisiens âgés de 18 ans et plus selon les données récentes de l’Institut national de la statistique (INS) : habitants des 24 Gouvernorat, sexe(H/F), 6 tranches d’âge, catégorie socioprofessionnelle du chef de ménage et Sondage de l’institut « EMRHOD Consulting » réalisé entre le 28 février et le 5 mars 2011 sur un échantillon de 1021 personnes. (3) Le 30 janvier 2011, M. Rached Ghannouchi a été accueilli à l’aéroport de Tunis par des dizaines de milliers de sympathisants, sans commune mesure avec toute autre manifestation en faveur d’un dirigeant politique. (4) Notamment le Hizb-ut-Tahrir d’obédience salafiste et ouvertement hostile à la démocratie, ainsi qu’aux influences occidentales et au tourisme, sans pour autant prôner l’action terroriste dans ses textes. (5) Parti démocrate progressiste, situé au centre-gauche et dirigé par Mme Maya Jribi, seule femme à la tête d’un parti politique en Tunisie, ce parti d’opposition, déjà légalisé sous l’ancien régime, a vu son leader historique, M. Ahmed Néjib Chebbi, entrer au Gouvernement de transition de M. Mohammed Ghannouchi. (6) Emanation de l’ex-parti communiste dont le nom signifie « Rénovation » en arabe, ce parti se situe au centre-gauche. Son secrétaire général, M. Ahmed Brahim, est entré au Gouernement de transition de M. Ghannouchi. (7) Forum démocratique pour le travail et les librtés, centre-gauche, aujourd’hui seul parti tunisien membre de l’International socialiste après l’exclusion du RCD, parti du régime déchu. (8) Union générale des travailleurs tunisiens, centrale syndicale créée en 1946 et syndicat unique sous les régimes de Bourguiba et de Ben Ali. (9) Le Conseil de protection de la Révolution a été créé le 14 janvier 2011 par 28 organisations dont l’UGTT, le FDTL, l’Ordre des avocat, l’association des magistrats, le comité contre la torture, les islamistes d’Ennahdha, le PCOT (extrême gauche), l’UGET (Union générale des étudiants tunisiens), l’Association de lutte contre la torture en Tunisie (présidée par Mme Radhia Nasraoui, avocate et épouse de M. Hamma Hammami, leader du PCOT), et de petites formations politiques d’opposition, mais sans le PDP, Ettajdid ni la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH, première ligue des droits de l’Homme créée dans le monde arabe). (10) L’Ordre des avocats a élu comme bâtonnier, en juin 2010, Maître Abderrazak Kilani, candidat étiqueté indépendant mais réputé proche de la mouvance islamiste modérée, à la faveur d’une alliance hétéroclite entre les islamistes, une partie de la gauche et certains nationalistes arabes ainsi que… certains éléments du RCD alors au pouvoir (M. Abderrazak Kilani ne doit pas être confondu avec M. Mohamed Kilani, secrétaire général du Parti socialiste de gauche (PSG), formation de gauche issue d’une scission du PCOT de M. Hammami (extrême gauche) et prônant une large union de toute la gauche).(11) Congrès pour la République, parti situé à gauche non autorisé sous l’ancien régime, dont le leader M. Moncef Marzouki avait tenté d’être candidat à la présidence de la République contre le président déchu, sans parvenir à satisfaire aux conditions drastiques prévues à cet effet par la Constitution. (12) Parti communiste des ouvriers de Tunisie, dirigé par M. Hamma Hammami, longtemps emprisonné sous l’ancien régime. (13) Le Parti socialiste de gauche (PSG), voir note n°10. (14) Voir interview de M. Ali Romdhane, secrétaire général adjoint de l’UGTT, pour L’Economiste maghrébin sur le site :www.leconomiste.com.tn semaine du 14 au 20 mars 2011 ; voir aussi opinion de M. Moncef Guen, ancien conseiller économique de l’UGTT sur www.lapresse.tn 10 mars 2011. (15) Voir interview de M. Abdesselam Jrad, actuel secrétaire général de l’UGTT sur www.realites.com.tn(16) Rassemblement constitutionnel démocratique, dissout par un jugement du Tribunal de première instance de Tunis du 9 mars 2011 frappée d’appel. Plusieurs de ses anciens cadres ont fondé leur propre parti politique : M. Kamel Morjane, ancien ministre des Affaires étrangères présenté comme proche des Etats-Unis, M. Mohamed Jgham, ancien ministre, et M. Mezri Haddad, ancien ambassadeur à l’UNESCO et très proche du président déchu. (17) En dehors du Parti social-libéral, légalisé sous l’ancien régime, de nouvelles formations ont vu le jour : Parti libéral tunisien, Parti libéral maghrébin, Al Moustakbal (« L’avenir » en arabe). (18) L’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) était jusqu’alors la seule organisation représentant le patronat. Une organisation concurrente vient d’être créée : l’Union des industriels et commerçants libres (UICL), Voir notamment « La Presse », 8 mars 2011. (19) Mouvement lancé à la suite de la démission du Premier ministre de transition, M.Mohamed Ghannouchi qui demandait notamment le retour du pays au travail et exprimait de vives critiques à l’encontre du secrétaire général de l’UGTT, M. Abdesselam Jrad, par opposition au mouvement dit du sit-in de la « Kasbah » (nom du lieu du siège du Gouvernement), soutenu notamment par l’UGTT, qui avait demandé et obtenu sa démission et la convocation de l’élection d’une assemblée constituante.

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