mardi 1 novembre 2011

Tunisie : être ou ne pas être aux côtés d’Ennahdha ?


Tunisie : être ou ne pas être aux côtés d’Ennahdha ?

LE PLUS. Alors que le parti Ennahdha est maintenant la première force politique de la Tunisie et qu'une Constitution doit être rédigée, l'avocat tunisien Slim Hajeri partage son analyse de la situation.


Aujourd’hui, les choses sont claires, avec près de 42% des sièges, le parti islamiste domine largement l’Assemblée constituante.

Avant même la fin du décompte des voix, Ennahdha a clairement affirmé son intention de prendre en main les rennes du pouvoir. Elle a présenté sans plus attendre son futur Premier ministre, le président de l’Assemblée constituante et livré les noms de ses candidats à la présidence de la République.

 Hamadi Jebali, secrétaire général d'Ennahdha et Rached Ghannouchi, chef du parti, le 28/10/11 à Tunis (FETHI BELAID/AFP)
Hamadi Jebali, secrétaire général d'Ennahdha et Rached Ghannouchi, leader du parti, le 28/10/11 à Tunis (FETHI BELAID/AFP)

Mais les islamistes ne veulent pas y aller seuls, ils ont lancé un appel à la constitution d’un gouvernement "d’union nationale", appel très vite accepté puis relayé par leurs alliés stratégiques du Congrès pour la République (CPR). La plupart des autres partis représentés à l’assemblée ont décliné (pour l’instant) l’offre d’Ennahdha à l’exception notable d’Ettakatol. Troisième force de l’AC, ce parti historique de centre gauche a su négocier la première période de transition avec une certaine habileté politique et a ainsi, pu se positionner comme l’une des formations politiques les plus crédibles de la place.

A l’heure actuelle, les négociations battent leur plein, Ettakatol se dit prêt à intégrer le gouvernement dirigé par l’islamiste Hamadi Jebali mais pose des conditions et dit vouloir négocier un programme commun. Les sympathisants d’Ettakatol et autres démocrates sont partagés. Mais au sein du parti les militants semblent majoritairement pencher pour une alliance ; argument principal : il faut accompagner Ennahdha afin d’éviter les dérives possibles et prendre en compte l’intérêt supérieur du pays.

Mais sur quel fondement le raisonnement des partisans de l’alliance repose-il ? Une stratégie politique se base sur des données objectives, des faits, des hypothèses crédibles, des prévisions et une analyse de la situation. Les choix sont ensuite faits et les décisions prises en fonction des objectifs à atteindre à court, moyen et long terme.

La position d'Ennahdha

Politiquement la situation peut se résumer ainsi : Ennahdha est le parti le plus puissant de l’assemblée et bénéficie du soutient du CPR qui comporte en son sein, il ne faut pas l’oublier, une forte composante nationaliste et/ou islamiste. L’axe Ennahdha/CPR aurait la maîtrise totale de l’Assemblée constituante. Or cette dernière est souveraine. Outre le pouvoir législatif et exécutif, elle aura le loisir de modeler la constitution à sa guise.

Ennahdha a d’ailleurs dès le départ posé les règles du jeu ; elle revendique de maintenir une position dominante et de diriger le gouvernement. Autre élément important, l’administration et l’armée ; ils sont a priori hostiles à Ennahdha du fait principalement de l’épuration radicale entreprise par l’ancien régime, mais aussi parce que le parti islamiste a jusqu’ici affirmé sa détermination à rompre avec le passé et à demander des comptes aux plus hauts responsables de l’administration placés par Ben Ali. Tout cela a le mérite d’être relativement clair, mais l’équation politique comporte plusieurs autres inconnues.

La plus grande et la plus intrigante de ces inconnues, la question que tous les démocrates se posent est la suivante : qui est réellement Ennahdha et que veut-elle ? Cette interrogation n’est pas gratuite, elle prend sa source dans l’histoire idéologique de ce parti. Ennahdha est l’héritière directedu courant des Frères musulmans, de l’idéologie fondamentaliste de Sayed Qotb et du cheikh El Benna. Elle est l’émanation du Mouvement de la Tendance Islamique (MIT, ancien nom d’Enahdha) et ses pères fondateurs (toujours solides aux postes) affirmaient à leurs militants (et affirment toujours de temps en temps) que leur reconversion aux principes de la démocratie n’est pas à prendre au premier degré.

La question est donc de savoir si ce parti à l’histoire et aux fondements islamistes radicaux s’est métamorphosé en parti démocrate. Faut-il croire le discours apaisant de ses dirigeants et leurs références au modèle turc alors même que dans les prêches de certains imams sympathisants d’Ennahdha et sur les réseaux sociaux, les appels à l’application de la chariaâ et à l’instauration d’un état islamique fusent.

Ennahdha acceptera-t-elle de jouer le jeu de l’alternance démocratique ou fera-t-elle son coming out théocratique une fois son autorité assise sur les postes stratégiques de l’appareil d’état ?

Une supportrice d'Ennahdha au QG du parti, à Tunis, le 25/10/11 (FETHI BELAID/AFP)
Une supportrice d'Ennahdha au QG du parti, à Tunis, le 25/10/11 (FETHI BELAID/AFP)

Tels sont donc les principaux éléments de l’équation politique. Au plan économique la situation est extrêmement difficile : croissance négative, investissement en baissechômage, inflation etc. Les perspectives sont loin d’être bonnes, les islamistes, modérés ou pas font peur aux touristes et aux investisseurs occidentaux. L’heure est grave ! Prendre une décision quel qu’elle soit nécessite de tenir compte de l’ensemble de ses éléments.

 Prospectives

Alors, être ou ne pas être au gouvernement ? Partons du postulat que l’objectif stratégique d’Ettakatol est d’instaurer à moyen terme un régime réellement démocratique garantissant à tous, l’exercice des libertés fondamentales. Les objectifs à court terme (principalement économique et sociaux) quoique fondamentaux ne sauraient primer sur l’intérêt supérieur du pays entendu au sens historique et civilisationnel.

Il faut donc juger de l’opportunité d’adhérer à l’axe en considérant principalement l’objectif à long terme, c’est-à-dire l’instauration de la démocratie.

Dans la première hypothèse, Ennahdha est un parti démocrate dont les aspirations pour le pays sont les mêmes que celles de n’importe qu’elle autre parti progressiste. Si telle est la vision que l’on adopte, alors l’alliance semble s’imposer. Sauver l’économie, rassurer nos partenaires étrangers, initier les réformes principales (justice, police, administration, éducation, etc.) et s’atteler à la rédaction d’une constitution consensuelle ne saurait trouver meilleur terrain que celui d’une union nationale.

En revanche si l’ont émet des doutes sur les intentions réelles du parti islamiste, les choses deviennent beaucoup plus nuancées et complexes. La stratégie consisterait alors à trouver la meilleure parade à de prévisibles manœuvres politiques d’Ennahdha visant en définitive, une prise pure et simple du pouvoir en vue de l’instauration d’une théocratie, à l’image de ce qui se produisit en Iran, après 1979. A quoi servirait une alliance avec un parti ayant de telles intentions, disposant d’une majorité confortable à l’AC et revendiquant une position dominante dans le gouvernement ?

Un programme commun ?

Certes, un programme négocié à l’avance, solution préconisée par Ettakatol, permettrait de garder un certain contrôle et de limiter les dégâts pour un certain temps. De plus, la présence d’un parti modéré au sein du gouvernement serait sans doute un atout majeur pour l’économie surtout du point de vue de nos partenaires étrangères. Mais qu’elle serait la marge de manœuvre réelle d’un parti minoritaire au sein dune pareille alliance ?
(pld/pc Patrice Deré /pp/AFP)
Le programme commun n’offre que peu de garanties car il ne s’agit, en fin de compte, que d’un ensemble de promesses. Par ailleurs, l’importance de la prise de positions stratégiques au sein de l’appareil d’état doit être relativisée car elle ne saurait être que partiel et temporaire. A l’opposé, du point de vue d’un parti aux visées hégémoniques (si tel était le cas d’Ennahdha) il n’y a qu’avantages, dans les circonstances actuelles, à s’allier à ses adversaires politiques. Cela lui permettrait en premier lieu de bénéficier de la crédibilité de ces partenaires aussi bien vis-à-vis de l’opinion publique et d’une partie de l’administration que des partenaires étrangers de la Tunisie. Une certaine relance économique deviendrait alors possible ainsi qu’une réforme en douceur d’une administration qui lui est jusqu’à présent plutôt hostile.

L’application du programme politique et des promesses électorales d’Ennahdha peu réalistes (118.000 emplois par an !) seraient reportée sine die. Ennahdha garderait tout de même la maitrise des principaux dossiers, mais les critiques et attaques inéluctables en cette phase délicate ne seraient plus dirigées directement contre elle mais viseraient l’ensemble de la coalition.

Enfin, en cas d’échec de la politique menée par la coalition (chose fort probable) la responsabilité d’Ennahdha en serait à tout le moins diluée, sinon éludée. Par contre, un succès, même relatif pourrait aisément être récupéré.

Quelle stratégie pour Ennahdha ?

Bref, à l’abri des critiques et grâce à une situation socio économique en amélioration plus ou moins sensible, Ennahdha bénéficierait de meilleures circonstances possibles pour se consacrer à assoir son autorité sur le pays par le biais d’une stratégie en trois ponts que l’on pourrait imaginer ainsi :

1-Nettoyer l’administration de tous les éléments hostiles et y intégrer quelques fidèles.
2- Faire approuver une Constitution comportant quelques compromis mais qui lui est résolument favorable.
3- Et surtout, accomplir avec sérénité son travail le plus important : niveler la société et l’islamiser en agissant "par le bas" c’est-à-dire dans les quartiers, les mosquées, les cafés etc.

Intégrer une coalition dirigée par Ennahdha (s’il s’avérait que ce parti était hégémonique) ne permettrait donc pas de réaliser l’objectif stratégique ; bien au contraire il servirait des intérêts contraires. Servir de faire valoir, puis d’alibi tout en ayant l’impression de détenir une partie du pouvoir et d’exercer un contrôle pourrait s’avérer suicidaire.

En s’alliant à Ennahdha, Ettakatol risque de perdre une grande partie de ses électeurs et pourra difficilement en conquérir d’autres car il sera désormais un parti de gouvernement qui aura à prendre des mesures douloureuses et impopulaires. L’une des principales erreurs de 1987 était d’avoir présumé de la bonne foi et des bonnes intentions de Ben Ali ; or en politique il n’y y a pas de place pour de telles présomptions. Il vaut mieux se réveiller sur une bonne surprise qu’être réveillé en sursaut par un cauchemar.

Être dans l’opposition constructive, dire oui quant il le faut et résister avec force quand cela est nécessaire, tisser des liens plus étroits avec les islamistes réformateurs et le CPR, investir sérieusement le terrain en bénéficiant de la position bien plus confortable d’opposant, affiner sa stratégie, tenir un discours fédérateur basé sur la question sociale, tel semble être la meilleure option ou en tout cas la moins mauvaise.

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