lundi 21 novembre 2011

Comment votera la Tunisie des oubliés ?

Comment votera la Tunisie des oubliés ?

Un document passionnant de Nicolas Beau et Said Bakhtaoui, consacré à « la Tunisie des Oubliés », est diffusé ce soir sur la chaine parlementaire LCP à 21h.05. A ne pas rater une semaine avant les élections à l’Assemblée Constituante.



( Capture d'écran - Kasserine après la révolution - Dailymotion )
( Capture d'écran - Kasserine après la révolution - Dailymotion )
Pour qui voteront les Tunisiens des provinces oubliées, celles par qui la révolution est arrivée, du Sidi Bouzid de Mohamed Bouazizi à Kasserine que Ben Ali avait rêvé de bombarder ? On aura ce soir un avant-goût de leurs choix, une semaine avant les premières élections libres du pays, le 23 octobre,en regardant l’enquête réalisée par Nicolas Beau et Said Bakhtaoui sur la chaine parlementaire.
 
Auteur (avec Catherine Graciet) du brûlôt « La régente de Carthage » qui fit trembler le régime de Ben Ali avant l’heure, Nicolas Beau est désormais collaborateur de Marianne. Longtemps interdit de séjour en Tunisie, il eut, au lendemain de la révolution, le bonheur de voir enfin son livre sur les étagères des librairies de l’avenue Bourguiba, notamment chez Selma Jabbès, l’émérite patronne d’ « Al Kitab » qui n’avait jamais eu froid aux yeux. Je me souviens de ce matin de janvier, deux jours après la chute du satrape, quand les badauds se pressaient, si heureux, devant la vitrine où Selma avait disposé des spécimens des livres jusqu’ici interdits. Celui de Nicolas y figurait à la meilleure place. Et pour cause : il y avait disséqué deux ans auparavant toutes les raisons pour lesquelles les Tunisiens, un jour, diraient non à l’arbitraire.
 
Notre confrère est donc revenu cet été dans la Tunisie révolutionnaire. Avec Saïd Bakhtaoui, il est parti à la rencontre des provinces de l’Ouest qui avaient constitué le fer de lance de l’insurrection. Qui pourrait oublier les images terribles des 4, 5 et 6 janvier, à la morgue de Kasserine avec les corps des manifestants troués de balles ? Malgré ces sacrifices, aujourd’hui, la population se sent toujours oubliée. « Cette révolution, on l’a faite pour le pain et on n’a toujours rien ! » martèle un vendeur à la sauvette. A cinq euros par jour, les conquêtes de la révolution semblent terriblement abstraites. Certains déshérités pensent même qu’il faudrait carrément la refaire, cette révolution qui « ne nous a donné ni travail ni argent ». En poussant vers la mer, du côté de la souriante Hammamet, les reporters ont trouvé d’autres oubliés, à une dizaine de kilomètres de la station balnéaire. Ceux-là n’ont même pas l’eau et vivent avec trois euros par jour.
 
Sur ce désastre, nullement imputable à la révolution mais au long désintérêt de la dictature pour les coulisses de l’éden touristique, les islamistes du parti Ennahda jouent-ils sur du velours ? Eux qui n’ont été strictement pour rien dans l’insurrection qui n’a pas clamé un seul « Allah est grand ! » durant toute son extraordinaire saga, eux qui ont si prudemment attendu que le danger s’éloigne pour pointer le bout de leur barbe, vont-ils tirer leurs marrons douteux du beau feu de la liberté ?
 
Dans le document tourné cet été, il est manifeste qu’Ennahda peut capitaliser une partie des souffrances sociales. Ennahda est puissant : le parti a l’argent et les moyens de tenir des meetings bien encadrés. On voit Rached Ghannouchi clamer « l’Islam est notre Constitution ! » et encore « Le voile est l’étendart de l’Islam ! ». Images éloquentes qui illustrent le fameux double discours islamiste : celui, doucereux, réservé aux médias, et l’autre, le vrai, l’abrupt, le brut, pour le peuple. Le peuple, précisément, dans ces meetings,a été amené par bus, avec une efficacité impressionnante. Celle du RCD , naguère ! D’où vient l’argent d’Ennahda ? Si la question n’est pas abordée dans le reportage, on sait que l’argent du parti religieux ( inondé de fric par le Qatar) a été la cause principale de la rupture entre Ennahda et la commission nationale de la réforme politique, présidée par l’éminent juriste Yadh ben Achour. La commission exigeait que toute la transparence soit faite sur le financement des partis. Ennahda n’a pas pu le supporter. Bel exemple d’allergie à la transparence démocratique !
 
Les Tunisiens ne sont pas dupes. Et c’est tout le mérite du document de nous le rappeler en rendant hommage à leur lucidité, à leur simplicité. Toute voilée qu’elle est, Fadela, une jeune femme pauvre, la première diplômée de sa famille( il y a 150 000 diplômés chômeurs) lâche avec mépris : « Je ne voterai jamais pour Ennahda, ils ont un passé trop trouble… » Car la violence islamiste, personne ne l’a oubliée. La peur de remplacer la dictature par un parti ultra-puissant flotte dans le pays. Non, pas dupes, les Tunisiens. Et même, ils rigolent quand Rached Ghannouchi sort, sérieux à n’y pas croire : « nous, on est pour le modèle scandinave ! »
 
Personne n’est dupe : une avocate qui n’a pas hésité à défendre les détenus islamistes contre la répression de Ben Ali, s’engage aujourd’hui à fond pour défendre la cause des droits des femmes. Images toniques du « Café des femmes » à Bizerte, un vrai rendez-vous des audacieuses sur le quai des machos ! Et le film s’achève
 
sur un visage d’homme libre : celui du philosophe Mohammed Talbi, qui a dénoncé inlassablement tous les hold-up pratiqués sur l’islam, autant par l’islam politique que par ceux qui cautionnaient la dictature au nom de la lutte anti-terroriste. Le vieil homme martèle le célèbre verset du Coran, si constamment trahi : « Pas de contrainte en religion… » Et il scande : « Je crois en l’avenir de la liberté de penser ! ».
 
Une vraie lumière, cette conviction d’un sage qui n’hésitait pas, sous Ben Ali, à affronter la police, quand il allait apporter son soutien à ceux que la dictature trainait en justice. Du plus jeune des blogueurs au plus lettré de ses anciens, ce pays reste celui de tous les espoirs.

Vendredi 14 Octobre 2011
Martine Gozlan
http://www.marianne2.fr/martinegozlan/Comment-votera-la-Tunisie-des-oublies_a14.html

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