Retour à Kasserine, ville martyre
Une semaine après le départ de Ben Ali, la cité déshéritée du Centre-Ouest, la plus touchée par la répression, pleure ses 60 morts et espère un avenir meilleur. Reportage.
Paru dans leJDD
La veuve d’Ahmed Ben Tahar Jabbari, un retraité de 61 ans abattu d’une balle dans la poitrine le 10 janvier. (Eric Dessons/JDD)
Un homme est mort à cet angle de rue, sur un trottoir défoncé. Il s’appelait Ahmed Ben Tahar Jabbari, né le 16 juillet 1949. Le 10 janvier, ce paisible retraité qui aimait jouer avec ses petits-enfants a été abattu d’une balle dans la poitrine vers midi, sur les hauteurs de Kasserine. "Il allait à la mosquée pour prier, se lamente sa veuve, mais il a été pris dans un mouvement de foule. Ça s’est mis à tirer partout, il n’a pas su s’il devait avancer ou reculer et c’est là qu’ils l’ont tué."
Plus de la moitié des victimes de la révolution tunisienne sont tombées dans cette ville martyre de 75.000 habitants: entre 50 et 60 morts en trois jours, du samedi 8 au soir au mardi 11 dans l’après-midi. Trois ONG (Human Rights Watch, Amnesty International et Médecins sans frontières) y ont tenté cette semaine d’établir le vrai bilan de la tuerie. Si 35 décès ont été décomptés au centre hospitalier, combien de morts ont été enterrés immédiatement par leurs proches? Combien ont été récupérés à l’hôpital par leurs familles sans qu’aucun document n’ait été rempli?
A quatre heures de route au sud de Tunis, Kasserine est une cité perdue au milieu de collines arides et de maigres champs d’oliviers. Loin des clubs de vacances et des villas de luxe de Djerba ou Hammamet, ses habitants n’ont jamais vu la couleur du prétendu miracle économique tunisien. Miséreuse, Kasserine est une ville volontiers colérique.
"Il a fallu choisir qui allait être opéré et qui allait mourir"
Apprenant la mort, le 4 janvier, de Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé par le feu tout près d’ici, à Sidi Bouzid, ses habitants descendent dans la rue. Les lycéens d’abord, puis des syndicalistes et une grande partie de la population, hommes et femmes. "L’allumette a été craquée à Sidi Bouzid mais c’est à Kasserine que la flamme s’est attisée avant de gagner toute la Tunisie", fait remarquer Samir Tahri, professeur de français et responsable local du syndicat UGTT. Deux semaines avant le départ vers l’Arabie saoudite du dictateur, les Kasserinois sont les premiers à scander: "Du pain, de l’eau, mais pas Ben Ali!" Jour après jour, les manifestations prennent de l’ampleur. Le samedi 8 janvier au soir, les autorités décident de réduire la population au silence.
Sans sommation, la police tire. Certains manifestants sont abattus dans la rue, d’autres dans les maisons où ils ont couru se réfugier. A l’hôpital, les blessés affluent. Anesthésiste-réanimateur, le Dr Kahri Mahjoub va travailler soixante-douze heures sans interruption. Avant ces trois journées et trois nuits sanglantes, il fumait quotidiennement une quinzaine de cigarettes. Depuis, il en consomme quatre paquets. "Nous n’avons que deux blocs opératoires, nous ne pouvions donc opérer que deux personnes en même temps quand dix nécessitaient des soins immédiats. Il a fallu choisir qui allait être opéré tout de suite, et qui allait mourir."
"Pitié, arrêtez de parler de la révolution du jasmin!"
Le dimanche matin, l’hôpital recense déjà huit décès, mais les journées qui vont suivre vont être pires encore. Un enfant de 7 mois est tué, deux de 7 et 12 ans sont très grièvement blessés au visage. Certaines victimes sont frappées par des balles explosives qui provoquent tant d’hémorragies internes que les médecins sont impuissants. D’autres, comme Ahmed Jabbari ou Walid Saadaoui, 28 ans, sont atteints d’une seule balle, comme l’attestent les rapports d’autopsie. "Vu la précision des tirs qui visaient systématiquement des organes vitaux, le crâne, la carotide ou les artères fémorales, il est évident que nous avons eu affaire à des tireurs d’élite", assure le Dr Mahjoub. Des frères de Walid Saadaoui; Samir Tahri, le syndicaliste de l’UGTT; de très nombreux témoins visuels: tous jurent avoir vu des snipers positionnés sur les toits, dont deux femmes qui, assurent-ils, "dansaient de joie à chaque fois qu’elles avaient visé juste".
Tandis que les tirs se poursuivent, visant parfois des cortèges funèbres et des ambulances, lycéens et proches de victimes filment l’horreur à l’aide de téléphones portables puis postent les vidéos sur Facebook, malgré la censure. Une internaute lance un appel au secours: "Il faut dire au monde que Kasserine est en train de mourir!" Le mardi soir, vers 17 heures, le massacre s’achève. Les unités de police se retirent, laissant la ville aux pillards qui attaquent des banques et brûlent le siège du RCD, le parti présidentiel. Le mercredi 12 janvier, les cadres du RCD s’enfuient "comme des rats", raconte un habitant.
"Cette ville a donné 60 martyrs et le monde entier l’a oubliée. Par pitié, arrêtez de parler de la révolution du jasmin!" implore, en pleine rue, Ezzeddine Rabhi, un ancien professeur de lettres. "Il ne pousse pas de jasmin à Kasserine. Il n’y pousse rien, aucune fleur sauf une, la jeunesse" Passent deux lycéennes, Mounira et Mariyèm, qui confient leur fierté d’avoir fait tomber un tyran, leur espoir pour l’avenir et leur bonheur de "connaître ce sentiment si fort qu’est la liberté pour la première fois depuis [leur] naissance".
La vie reprend peu à peu son cours, les commerces rouvrent, les derniers blessés légers sortent de l’hôpital. Tandis que des centaines de personnes continuent de manifester chaque jour pour demander la démission du gouvernement, l’armée surveille les banques. Des graffitis pro-armée décorent toujours les murs, à côté d’un "Ben Ali fuck you", d’un "Ben Ali dégage" ou d’un "RCD = mort".
"Il manifestait pour être traité comme un être humain"
Le Dr Philippe Chazerand, de Médecins sans frontières, a été frappé par le traumatisme qui perdure à Kasserine, y compris chez les personnels hospitaliers. Dans les familles endeuillées, le chagrin et la colère empêchent de dormir. Le fils d’Ahmed Jabbari tient à montrer l’endroit où son père est mort. D’une enveloppe kraft, les frères et soeurs de Walid Saadaoui extraient la balle mortelle, puis montrent l’ultime photo de lui, juste avant l’enterrement. Un frère miraculeusement épargné montre son blouson, troué par deux balles. La mère du défunt reste prostrée, sans dire un mot. "Walid n’était pas un bandit, il n’était pas violent, veut dire Anouar, l’aîné. Comme nous tous, il manifestait simplement pour réclamer le droit de travailler, de manger, de se loger dignement. D’être traité comme un être humain. En réponse, il s’est fait tirer dessus comme une bête."
Walid était un maçon au chômage. L’immense majorité des moins de 30 ans sont qualifiés, diplômés mais condamnés à vivoter, vendant un jour de la ferraille, un autre des fruits ou de l’essence frelatée venue d’Algérie. L’emploi n’existe pas dans ce Centre-Ouest tunisien, mis à part l’usine de fabrication de pâte à papier et les ateliers de textile. "J’ai toute une valise de diplômes et de concours administratifs, dans la justice, la santé, enrage Abdelkarim Marouani, un voisin. Mais je n’ai pas l’argent pour acheter un emploi: 3.000 dinars [1.560 euros, dix fois le salaire moyen] pour un boulot de base dans la police, entre 6.000 et 12.000 dinars pour un poste plus intéressant dans l’administration. J’ai travaillé dans un centre de téléphonie, de ceux que les Français appellent sans savoir qu’ils sont en train de parler à un Tunisien. Tous les mois on me disait: 'Tu seras payé le mois d’après.' Au bout de huit mois, j’ai été renvoyé sans rien! J’ai aussi déposé trois demandes à Benetton, trois refus…"
Reste la traversée de la Méditerranée, à laquelle tous songent. "La police française laisse en paix et respecte ceux qui travaillent, même s’ils n’ont pas de papiers", croit savoir un frère de Walid. L’exil, Walid Saadaoui en parlait tous les jours. Mais comme d’un rêve hors de portée: il n’aurait jamais pu trouver 5.000 euros pour passer en Libye puis embarquer, au péril de sa vie, vers l’île italienne de Lampedusa.
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