De notre envoyé spécial à Kasserine
Ça a démarré ici. À la cité Zouhour et à la cité Nour, deux quartiers de la ville tunisienne de Kasserine, dans ces ruelles poussiéreuses où les habitations miteuses succèdent aux maisons borgnes. À l'intérieur des bâtisses, quelques nattes, des tapis usés jusqu'à la corde et des ustensiles de cuisine en fer blanc, presque pas de meubles. Un homme montre avec insistance le toit de son logement qui s'effondre. Il n'a pas les moyens de le réparer. D'ailleurs, il n'a même pas assez d'argent pour nourrir sa famille.
À un bout de la cité Nour, un terrain vague sert de décharge où les poules viennent picorer et les chiens errants dénicher pitance. Au pied de la cité Zouhour, un égout à ciel ouvert. Au centre-ville, quelques étals que l'on peut difficilement qualifier de marché. «Victor Hugo aurait pu écrire Les Misérables ici», assure Aymen Fakraoui, un jeune étudiant ingénieur, qui parle bien français. «Mais vous savez, les misérables n'existent qu'à cause de la dictature», complète-t-il.
Ça a démarré ici, mais tout le monde l'a presque oublié. Dans la mythologie en construction de la révolution tunisienne, Sidi Bouzid a investi toutes les mémoires grâce à son martyr Mohamed Bouazizi, le jeune homme qui s'est immolé le 17 décembre 2010 dans un geste d'ultime désespoir.Pourtant, à une trentaine de kilomètres, dans cette Tunisie de l'intérieur oubliée de tous, une ville a joué un rôle aussi déterminant, et peut-être plus crucial encore. «Sidi Bouzid s'est soulevé pour avoir des emplois. À Kasserine, nous sommes descendus dans la rue pour réclamer la liberté», résume Faicel Harhouri, un grand gaillard à la démarche un peu voûtée. «Et nous nous sommes fait massacrer. Ce n'était même pas humain...»
Mercredi 19 janvier, comme tous les jours, des manifestants parcourent l'avenue centrale de la ville. À l'instar de milliers d'autres aux quatre coins du pays, ils réclament la dissolution du RCD, le parti-État de la dictature, et le départ de leurs fonctions officielles de toutes les personnalités liées au régime de l'ex-dictateur Zine al-Abidine Ben Ali. Mais sur les banderoles qu'ils portent à bout de bras – toutes en arabe, peu de monde parle le français par ici – un chiffre revient avec insistance : 60.
«60, c'est le nombre de martyrs tombés dans les rues de Kasserine sous les balles de la police», explique une des protestataires. Le chiffre n'est pas encore officiel – certains avancent un peu moins, d'autres pensent qu'il y en a davantage – mais il est devenu un signe de ralliement dans la ville. Des chauffeurs de taxi l'ont affiché sur leur pare-brise, des vendeurs de cigarettes devant leur marchandise.
Soixante morts en quatre jours – du 8 au 11 janvier 2011 – pour une ville de 100.000 à 200.000 habitants, ce n'est pas un bilan négligeable. D'autant que la plupart des tués l'ont été par balles, et une bonne proportion par des tirs desnipers embusqués.
Manifestation le 19 janvier à Kasserine© Thomas Cantaloube
«C'était une vraie chasse à l'homme», raconte Faicel. «Ils ont voulu arrêter la révolution en nous massacrant. Un jour, dans la cité Zouhour, il y a eu quatre morts en l'espace de six minutes. Tués par les balles des tireurs d'élite de la police.» Le 12 janvier, soit deux jours avant la fuite de Ben Ali, la police a quitté la ville. Elle n'est pas revenue depuis.
Aujourd'hui, les militaires sont postés aux entrées de la ville et à quelques points stratégiques à l'intérieur, mais c'est la seule autorité qui subsiste. Tous les bâtiments de la police et du RCD sont noircis par la fumée des flammes qui les ont embrasés lors des journées d'émeutes de début janvier. La municipalité est également brûlée, de même qu'un ou deux grands magasins qui étaient aux mains de familles mafieuses liées au pouvoir. Mais tout le reste de la ville est intact (les banques, les commerces, les autres institutions publiques), et les rues sont nettoyées.
Comme ailleurs en Tunisie, la révolte a été ciblée, «chirurgicale», disent avec fierté les habitants de Kasserine. Sur un bâtiment du RCD, les émeutiers ont pris soin d'arracher des affiches de Ben Ali le visage de l'ancien-président, sans déchirer le drapeau tunisien en arrière-plan. Juste à côté, une casquette blanche traîne par terre. Elle est comme neuve. «Personne n'en veut car c'est une casquette du RCD», s'amuse Nizam, un jeune homme qui la pousse du pied pour montrer le logo du parti. «Alors elle reste là bien que nous soyons très pauvres...»
Mohamed Khadraoui, abattu à 23 ans d'une balle dans la tête
Les Kasserinnois sont adorables, mais ils «ont la haine». Non seulement ils sont les déshérités de la Tunisie – 40% ou plus de chômage, un salaire minimum moitié moindre que dans les villes touristiques de la côte, des dizaines de milliers de diplômés sans travail – mais aujourd'hui, ils ont le sentiment que leur sacrifice pour cette révolution est en passe d'être oublié.
«L'autre jour, j'entendais à la radio une dame dire que son fils avait été tué à Tunis et qu'il fallait reconnaître les martyrs de la capitale. Mais il y a eu plus de morts rien que dans la cité Zouhour ou la cité Nour, ou la ville d'à côté, Thala, que dans tout Tunis», commente amèrement Aymen Fakraoui. «Il n'y a pas une rue où il n'y a pas un martyr», proteste-t-il en faisant un geste en direction des venelles alentour.
Dans la maison de la famille Khadraoui – quelques pièces autour d'une courette, aucun meuble et des plafonds où les fers à béton sont à nu –, le père achève sa prière. Il va ensuite chercher une photo d'identité de son fils, Mohamed, tué à 23 ans d'une balle dans la tête. Il était encore lycéen, en classe d'économie-gestion, mais, sentant que ses études ne lui faciliteraient pas l'obtention d'un travail, il était descendu dans la rue avec ses amis du quartier. Un sniper a mis fin à ses jours le 10 janvier.
Dignement, sans une larme, son père et sa mère tendent les deux seuls souvenirs qu'ils ont de leur fils : sa casquette ensanglantée et son certificat d'autopsie.
Sa sœur, qui parle quelques mots de français, explique qu'elle ne sait pas si elle va pouvoir poursuivre ses études : toute la famille (deux parents, quatre fils et quatre filles) ne vit que sur les revenus d'un seul garçon, serveur dans un café. «C'est ça la Tunisie de Ben Ali. Il a pris aux gens leur travail, leur nourriture et leur dignité», lâche un voisin.
À Kasserine, il n'y a qu'une seule usine, de pâte à papier,et elle remonte à l'époque coloniale. Le pouvoir a toujours méprisé cette région rurale et aride, préférant les villes de la côte méditerranéenne et de la région d'origine de Ben Ali et des cadres du RCD, Sousse. Aucun investissement, aucun circuit économique de développement. Même les gouverneurs nommés par l'État sont originaires d'ailleurs. «Tout le monde sait qu'il fallait appartenir au RCD ou payer des pots-de-vin pour espérer décrocher un emploi», peste un jeune diplômé, «bac+4 en sciences de l'environnement».
Du coup, Kasserine est une ville de misère et de petits trafics sur lesquels les autorités ferment les yeux. Le plus visible est celui de l'essence de contrebande, en vente libre partout dans la ville. Le moins avouable est le cannabis. «Le pouvoir a toujours fermé les yeux. Il fallait bien une soupape...», commente un syndicaliste.
D'un coin de rue, surgit une autre manifestation. Ce sont des habitants de la cité Nour qui brandissent des pancartes avec les photos de leurs martyrs. On en dénombre une douzaine, certains visages à peine sortis de l'adolescence. «Nous n'avons pas encore arrêté un bilan définitif de tous les tués, mais la plupart étaient des jeunes. Nous savons aussi qu'au moins deux vieillards ont été tués et peut-être un enfant, mais nous n'avons pas encore de confirmation», assure Faicel Harhouri, qui fait partie des dirigeants du mouvement à Kasserine, aux côtés de syndicalistes de l'UGTT et des avocats.
Pour ne pas voir retomber leurs efforts, ils ont créé une «Commission pour la protection et l'orientation de la révolution», qui s'efforce à la fois de poursuivre les manifestations et les actions symboliques contre le nouveau gouvernement, mais aussi de canaliser la véhémence de plus jeunes. Ils entendent rebaptiser un certain nombre de rues et de places avec les noms de leurs amis et voisins assassinés.
Pour l'heure, ils ont «récupéré» deux locaux incendiés du RCD, les ont nettoyés et ont placé des signes sur les perrons : l'un est désormais le «club de jeunes», l'autre est le «club des martyrs». «Nous avons coupé la tête, mais il nous faut encore nous débarrasser des racines», insiste un des jeunes juché sur le toit pour suspendre les nouvelles enseignes. «Il faut déraciner le RCD», martèlent tous ses camarades, comme un leitmotiv.
« Ben Ali nous a défiés, il n'y avait pas moyen de baisser la tête »
Le patron du café «Le coin vert» a lui-même rebaptisé son établissement. C'est désormais le «Café du peuple». Durant les émeutes, il a offert aux manifestants qui venaient se réfugier chez lui des verres d'eau et du lait pour combattre les effets des bombes lacrymogènes. Plus courageux, il a continué à diffuser Al-Jazeera alors que la police passait dans les bistrots pour faire changer de chaîne de télévision.
Aujourd'hui, avec juste quelques tables et des chaises, du café noir comme de l'encre et du thé vert, il fait le plein de ceux qui veulent poursuivre le mouvement dans une atmosphère enfumée. «Nous ne sommes pas assez naïfs pour retomber dans le même piège», explique-t-il. «Nous n'avons aucune confiance dans quiconque a un jour participé au RCD, même ceux qui ont juste applaudi un discours de Ben Ali.» Et le fait de pouvoir parler ainsi librement, de manifester sans se faire arrêter, n'est-ce pas un beau progrès ? «Nous avons la liberté d'expression c'est vrai, mais nous avons peur des effets rétroactifs. On risque de revenir en arrière.» Abdel Mbarki, un syndicaliste de la Caisse nationale de sécurité sociale, ajoute : «La révolution passe par des étapes et il y en a encore beaucoup à franchir.»
La grande crainte de Kasserine, c'est l'abandon. L'oubli économique, bien sûr, mais surtout celui dans les têtes des Tunisiens et du reste du monde. Soixante morts, et des centaines de blessés, ce n'est pas une goutte d'eau dans la révolution (l'ONU comptabilise pour l'instant une centaine de tués). «Quand Ben Ali a prononcé son discours du 28 décembre où il a dit qu'il allait traiter les émeutes “fermement” et qu'il a répété deux fois de suite “fermement”, ça nous a décidé à descendre dans la rue», se remémore Faicel.
Quand le dictateur a promis des milliards de dinars d'aide financière et des emplois, les Kasserinois n'ont pas fait semblant d'y croire. Ils se sont à nouveau retrouvés dans la rue. Et quand la police et les snipers ont commencé à tirer dans la foule le 8 janvier, ils sont revenus le lendemain, et le surlendemain. «Ben Ali nous a défiés, il n'y avait pas moyen de baisser la tête», plaide Faicel. «S'il n'y avait pas eu de morts, on aurait peut-être arrêté, mais les morts nous ont encouragés à continuer. Comme on dit chez nous : “Si je meurs, ne me ramassez pas, mais marchez sur moi pour aller plus loin”.»
C'est cette mémoire que Kasserine veut aujourd'hui voir reconnaître. Cette mémoire et la justice. En passant devant son domicile, Aymen Fakraoui monte chercher un souvenir : c'est une petite cartouche de fusil de chasse, utilisée par les policiers durant les émeutes. «Normalement, ils utilisent ces munitions pour tuer les chiens errants dans la ville. Là, ils les ont tirées sur nous, comme si on n'était même pas dignes d'être abattus comme des êtres humains...»
Aymen a envoyé des emails à l'ONG Human Rights Watch, qui a promis de venir examiner ce qui s'est passé dans la cité. «Nous voulons que ces assassins soient jugés à Kasserine et nulle part ailleurs. Nous ne voulons pas leur mort, nous voulons la Justice. Si nous sommes devenus une vraie démocratie, alors il s'agit de notre devoir, non ?»
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