MONDE 05/02/2011 À 00H00
Kasserine, le point de non-retour
ACTE II Du 8 au 10 janvier, les forces d’élite du régime s’acharnent sur cette ville du centre-ouest, tuant une vingtaine de personnes. Ces journées de sang vont faire basculer le pays dans un soulèvement national.
Ici, la révolution n’a pas été de jasmin, mais de sang et de larmes. C’est sans doute à Kasserine que les émeutes, encore circonscrites au centre du pays, ont basculé dans le drame national le week-end des 8 et 9 janvier. Fadhel Boujidi, un menuisier du quartier al-Nour, se souvient très bien du premier mort : «Le quartier était agité depuis plusieurs jours. Ce samedi matin, on enterrait un jeune qui venait de se brûler, comme Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid. Il s’appelait Hosni Jerbi, de la cité Ennahda. Salah Dachraoui ne participait pas à la manifestation. Soudain, j’ai entendu un coup de feu, il est tombé, puis un deuxième, Raouf Bouzidi, venu le secourir.» Jamais les forces de l’ordre n’avaient encore tiré à balles réelles à Kasserine. C’est arrivé d’un coup, sans sommation. Deux morts, puis un troisième durant l’enterrement du premier. Le cycle infernal a duré trois jours, au terme desquels quinze à vingt personnes ont été tuées. Les habitants de Kasserine continuent de parler de«quarante martyrs» ; au plus fort de la répression, une source syndicale anonyme, largement reprise par les médias, avait même évoqué «au moins cinquante morts». Qu’importe le nombre, Kasserine a payé le plus lourd tribu à la révolution tunisienne.
Incendie et «club des martyrs»
Contrairement au reste du pays, la chute du régime Ben Ali n’a été suivie d’aucune manifestation de joie. Kasserine, une ville sans charme, entourée de montagnes et coincée entre deux oueds, se sent encore plus pauvre et oubliée que d’habitude. Aucune autorité, aucun média tunisien n’est venu enquêter ici, rendre hommage aux victimes ou soutenir leurs familles. Raba, la mère de Salah Dachraoui, mort à 19 ans, vit toujours dans un dénuement complet avec les six enfants qui lui restent et sa mère, une paysanne sans âge au visage tatoué et aux bras chargés de bracelets en argent. Nordine, un grand frère de Salah, porte le blouson qu’il avait le jour de sa mort : un trou sur le flanc et un autre dans le dos marquent l’entrée et la sortie de la balle. Ils se tiennent tous dans la même pièce, les mains contre un réchaud en métal, la télévision branchée sur une récitation coranique.
Une sœur montre à chaque visiteur l’agonie de Salah à l’hôpital, filmée sur son téléphone portable : il arrive les yeux ouverts, déjà vitreux, un médecin tente un massage cardiaque. A la fin de la séquence, quatre minutes plus tard, ses paupières sont fermées. Sur la rue principale, le local du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, le parti de Ben Ali) a été transformé en «club des martyrs». Repeint à la hâte après son incendie, ses murs sont décorés des photos des victimes. Cela va de Yakine Guernazi, un bébé de 9 mois asphyxié par les gaz lacrymogènes, à Ahmed Jabari, un commerçant de 61 ans, tué d’une balle tirée par derrière.
Ils viennent tous d’al-Nour et d’al-Zouhour, les deux quartiers les plus pauvres, séparés du centre-ville par la ligne de chemin de fer. Les égouts sont à ciel ouvert, seule la rue principale est goudronnée. Le chômage est encore plus élevé qu’ailleurs. «Cette misère, nous avions fini par ne plus la voir, regrette le Dr Habib Belgasmi, un notable. La dictature et l’habitude nous ont rendus insensibles.» La seule grande usine de la ville, qui fabrique de la pâte à papier, a vu six de ses sept unités de production fermer en trois ans. Même l’agriculture ne produit pas. Tout ce qu’il reste, c’est la débrouille et la contrebande. L’Algérie n’est qu’à 70 km, on va y acheter pétrole, cigarettes, pièces détachées, haschich. Kasserine a la réputation d’une ville dure, aux voyous sans pitié. Et le sentiment d’être négligé et méprisé par la capitale est encore plus fort qu’ailleurs. Fadhel Boujidi, le menuisier, avait 20 ans lors des émeutes du pain, en 1984 : «Il y avait eu beaucoup de morts à Kasserine. Ici, les gens n’ont rien. A Tunis, ils se méfient de nous et ils nous méprisent. Pour eux, nos vies ne valent rien.» Il assure qu’en 1992, une foule avait conspué Ben Ali, de passage dans la ville, parce qu’il n’était pas allé à la rencontre des habitants. «On n’en voulait plus de ce régime. On était tous dégoûtés, c’est pour ça que ça a explosé direct. On était prêts à mourir. Même les fonctionnaires en ont marre.» Fadhel a été arrêté une demi-douzaine de fois à cause de sa barbe non taillée, à la mode salafiste.«Quand le flic tapait trop fort, j’allais chez le barbier. Sinon, j’attendais jusqu’à l’arrestation suivante. Depuis 1996, on refuse de me délivrer des papiers d’identité et un passeport.» Un jeune du quartier en rajoute : «Ici, si tu pries, on t’arrête ; si tu bois, on t’arrête aussi. Même respirer, c’était interdit.»
A Kasserine, tout a commencé le 28 décembre, lorsque l’ordre des avocats a décrété une grève nationale de solidarité avec les manifestants de Sidi Bouzid. «Nous étions une cinquantaine, sur 80, à participer, se souvient Me Salma Abbasi. Mais nous n’avons pas pu tenir notre rassemblement, la police a pénétré dans le tribunal et jusque dans les salles d’audience pour obliger les grévistes à enlever leur brassard rouge.»Du jamais vu. Les avocats se tournent vers la rue. A partir du lundi 3 janvier, jour de la rentrée des classes, le mouvement prend de l’ampleur. Collégiens et lycéens, qui ont suivi sur Facebook les événements de Sidi Bouzid, donnent un second souffle à la mobilisation. Les heurts sont de plus en plus violents, notamment à Thala, non loin de là.
Tout bascule le vendredi 7 janvier. Des blessés par balles de Thala arrivent à l’hôpital de Kasserine, le seul équipé d’un bloc opératoire. Puis, on apprend la mort de Hassan Jerbi, qui s’était immolé la veille. La nouvelle fait le tour de la ville et, immédiatement, des manifestations éclatent dans les quartiers pauvres. Dans la nuit du vendredi au samedi, deux sièges du RCD, la municipalité et un poste de police sont incendiés dans le quartier al-Nour. Les émeutiers ne réclament plus simplement du pain et des emplois, ils s’attaquent aux symboles du pouvoir.
Le temps des snipers
Les autorités ont-elles voulu faire un exemple à Kasserine avant qu’il soit trop tard ? Ou les forces antiémeutes, peu habituées à ce genre de situation, ont-elles paniqué ? L’escalade dans la répression coïncide en tout cas avec l’arrivée de renforts policiers venus de la capitale ou des grandes villes côtières. «J’ai vu débarquer des unités mieux équipées, confirme un policier local qui préfère taire son identité. C’était aussi des BOP [Brigades de l’odre publique, un corps paramilitaire, ndlr], mais leurs tenues étaient plus neuves et leurs armes plus sophistiquées. Ils avaient des grenades lacrymogènes en plastique Nobel, bien plus efficaces que les anciens modèles en métal, et des fusils à lunette. Trois ou quatre d’entre eux étaient intégrés à chaque unité anti-émeute. Ce sont eux qui tiraient, directement pour tuer.» Les gosses d’al-Nour et d’al-Zouhour ont des centaines de vidéos et de photos accréditant la présence de tireurs, dont une voire plusieurs femmes, sur les toits du quartier. Ils les appellent les kanassa, les snipers. Certains ont le visage masqué par une écharpe ou une cagoule. La légende urbaine s’est greffée sur ces récits, et nombre d’habitants assurent qu’une tireuse effectuait une cabriole à la manière des ninjas ou levait le pouce à chaque fois qu’elle faisait mouche…
La police tire sur les cortèges funéraires
Au-delà des fantasmes, ce que les jeunes montrent sur les vidéos qu’ils ont filmées au téléphone portable, ce sont des scènes de guérilla urbaine. Chaque enterrement se transforme en manifestation, d’autant que pour atteindre le grand cimetière, à la sortie de la ville, il faut passer devant le siège central du RCD, le palais de justice, puis le gouvernorat, bâti comme un château fort, et la Garde nationale, l’équivalent de la gendarmerie. Le fait que la police tire sur des cortèges funéraires enrage littéralement la population. Tous les tabous ont sauté.
A côté du cimetière se trouve l’hôpital, qui a été le théâtre de scènes d’horreur pendant les trois jours de répression. Le Dr Habib Belgasmi, chirurgien dans le privé, a été appelé par le médecin d’urgence le dimanche 9 au matin : «Il pleurait, il appelait à l’aide. J’ai accouru. Nous étions complètement débordés par l’afflux de blessés. Ça arrivait par vagues. On n’a jamais manqué de sang, mais les blessures étaient trop graves et le matériel vétuste. Les policiers visaient la tête, les poumons, le thorax, l’abdomen. Ils voulaient tuer. Il y avait même des balles explosives, qui détruisent les organes internes. Jusqu’à maintenant, je me demande si je n’ai pas fait un cauchemar.»
La journée du lundi 10 janvier a été, de l’aveu général, la plus meurtrière. Mais à la nuit tombée, la police anti-émeute quitte subitement la ville, remplacée par l’armée, que les manifestants applaudissent. Avant de partir, les policiers semblent avoir défoncé les grilles du Magasin général (un supermarché) pour le livrer aux pilleurs. Plus tard, il a été incendié. Plusieurs banques ont été vandalisées, ainsi que Meublatex, un grand dépôt de mobilier, le magasin al-Wifaq. Dès le mardi 11, Kasserine est «libéré». L’armée se contente de garder les lieux stratégiques : les banques, les stations-service, les bâtiments administratifs.
Les habitants passent les trois journées qui suivent dans la psychose d’un retour des «escadrons de la mort». Ben Ali s’enfuit du pays le vendredi 14. Le lendemain, les détenus de la prison se soulèvent. Sous la pression, l’armée leur a ouvert les portes, craignant un drame similaire à celui de Monastir où une quarantaine de prisonniers ont péri dans un incendie. Aujourd’hui, 800 à 1 000 ex-prisonniers seraient dans la nature. La peur règne en ville. Chacun rapporte des scènes de vol, d’agression à l’arme blanche ou de braquages. La sous-préfecture a été incendiée et pillée par des bandes payées, paraît-il, par le RCD. Au tribunal, les juges menacent de cesser le travail s’ils ne bénéficient pas d’un minimum de sécurité.
Depuis les événements, l’avocate Salma Abbassi a perdu le sommeil :«Ce qu’on a vécu m’a détruite à l’intérieur. Le pays ne peut pas nous laisser dans cet état. Il faudra de l’argent, de l’attention et beaucoup de justice. Et s’ils ne veulent plus de nous, ils n’ont qu’à nous vendre à l’Algérie.»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire