En Tunisie, Kasserine entre déceptions et élan révolutionnaire
Six mois après le début du soulèvement, et alors que s'ouvre aujourd'hui le procès de Ben Ali, plongée dans cette ville-martyre du centre du pays.
Inscription sur le sol de la place de la gare. (Photos: E.A.)
Sur les murs de Kasserine, les slogans ont continué à prospérer après le départ de Ben Ali, le 14 janvier. Ils racontent l'état d'esprit des 80.000 habitants de cette ville du centre de la Tunisie. Il y a les cris de victoire: «RCD mort» – le RCD est l'ex-parti de Ben Ali, dissous en mars –, de fierté: «Lève la tête, sois fier, tu es à Kasserine», de colère: «Où sont les médias? Où sont les demandes des jeunes de la révolution?». Il y a aussi les incantations: «Nos martyrs ne sont pas à vendre», les revendications insatisfaites: «L'emploi passe avant les revendications politiques», «Un emploi ou la révolution».
«Emploi», réclame ce tag.
Six mois après le début des révoltes, Kasserine bout encore, et se remet – doucement – en route.
Il y a d'abord la fierté. Celle d'avoir été l'un des moteurs du soulèvement. «Ici, c'est la vraie Tunisie. Pas celle des palmiers vantée par le ministère du Tourisme. Kasserine est belle des martyrs qu'elle a donnés à la révolution», considère ainsi Samir Rabhi, syndicaliste et militant des droits de l'homme. Les 8, 9 et 10 janvier, les violences entre police et manifestants ont fait au moins 20 morts dans cette ville. Kasserine est la ville qui a payé le tribut le plus lourd à la révolution.
Intox
Ces jours-là, tous les symboles du pouvoir et de sa corruption ont été attaqués. Le magasin Meublatex, groupe où des membres de l'entourage présidentiel avaient des parts, a été mis à sac. Mais à deux pas de là, la Sacherie du centre, unique usine de fabrication de pâte à papier, n'a pas été touchée. Ni les centres de formation, flambants neufs. Les portraits de Ben Ali ont été décrochés, détruits. La Banque tunisienne de solidarité, accusée de ne prêter qu'aux chômeurs du RCD ou d'exiger des fonds propres exorbitants, a été incendiée. Devant la gare, l'énorme plaque de béton circulaire décorée du sept, chiffre fétiche du dictateur, git à terre.
Dégagé de son support, le portrait de Ben Ali n'a pas été remplacé.
L'enseigne Meublatex a été complètement mise à sac.
La plaque de béton portant le chiffre sept gît au sol.
Aux destructions ciblées ont succédé l'insécurité, la délinquance et les pillages, après le 14 janvier. Plusieurs magasins ont été vandalisés. Un mois plus tard, le 25 février, des violences ont éclaté à cause d'une rumeur: elle racontait qu'un hôpital, soi-disant promis à Kasserine, s'installerait finalement à Gafsa, 100 kilomètres plus au sud. «Il n'y a jamais eu de projet. C'était une intox, destinée à créer de la tension», accuse Mohamed, étudiant de 22 ans. Des bâtiments publics et des entreprises, ont été attaqués.
Cinq mois après, la peur des braquages, des agressions, est encore bien présente. L'armée est toujours déployée autour des institutions et entreprises sensibles: banque centrale, municipalité, agence des télécoms, siège du RCD. Les militaires supervisent aussi le travail des quelques policiers qui ont fait leur réapparition sur la voie publique. «Les gens ont accepté leur retour, pour leur sécurité», raconte Mohamed.
Devant la banque centrale de Tunisie, antenne de Kasserine.
Sauf à la cité el-Zouhour, où les habitants ont refusé que soit reconstruit le commissariat. Il avait été incendié pendant la révolution, au terme d'une bataille sanglante. Quartier le plus pauvre de la ville, la mal-nommée «cité des fleurs» («25.000 habitants, 4000 prisonniers dont 1300 mineurs, 600 enfants SDF, 360 filles-mères», égrène un travailleur social) a vu mourir une vingtaine de personnes, selon les habitants.
Elle doit être renommée, prochainement, «cité des martyrs». Un monument a été érigé en leur honneur par les jeunes révolutionnaires du quartier, qui se sont cotisés. «C'est la seule chose qui a changé ici», lance l'un d'eux, attablé avec des amis à une terrasse de café, sur la place. «Nous sommes très pessimistes. C'était mieux avant, au moins c'était calme», se plaint un autre.
Le monument en l'honneur des manifestants tués en janvier, sur la «place des martyrs» de la cité el-Zouhour.
Principale déception: l'emploi, première des revendications ici, ne vient pas. «On parle de grands projets, de grandes sommes d'argent à la télé, mais on n'a rien vu venir, poursuit-il. La révolution sera réussie lorsqu'on sera au même niveau que Sousse ou Hammamet [deux villes plus développées du littoral, ndlr].»
Selon eux, la majorité des hommes sont des chômeurs. Les seuls qui travaillent ont des petits boulots, ou ont payé pour être engagés.
La politique ne leur semble pas être la solution. «On n'en veut pas, et jusque-là, on n'a rien compris», dit l'un, citant le nombre de partis politiques (82) parmi lesquels il faudra choisir, lors de l'élection de l'Assemblée constituante, le 23 octobre. «Ce qui compte, c'est Kasserine. Je travaillerais avec le diable, du moment qu'il a des projets pour cette ville», lance, potache, Nizar, 29 ans.
Les «notables de la révolution»
Pour le militant Samir Rabhi, «il y a une atmosphère de liberté, mais sur les causes majeures, qui sont d'ordre social, le gouvernement n'arrive pas à répondre aux attentes. Les demandes sont presque toutes déçues, et il y a beaucoup de suspicions envers le gouvernement transitoire et la politique en général, et de craintes sur la tournure que va prendre le régime.»
Au niveau local, ce sont des novices qui occupent le pouvoir. Après trois mois de vide politique, un conseil municipal a été monté sur pied, pour un mandat d'un an. Le gouverneur a pioché parmi les «notables de la révolution», comme les appelle sans animosité Samir Rabhi. «Nous n'avons pas eu les moyens d'organiser des élections, il fallait faire vite», plaide le maire Maher Bouazzi, un avocat de 38 ans.
Maher Bouazzi, nommé maire en avril.
La tâche est énorme mais «les caisses sont vides», regrette Ridha Abbassi, instituteur et membre du conseil. «Nous avons d'abord fait l'inventaire de tout ce dont nous avions besoin: routes, lignes électriques, etc. Nous demandons 106 millions de dinars [54 millions d'euros, ndlr]», dit-il.
Ce dimanche matin, le maire a organisé une opération nettoyage. Sacs poubelles à la main, une vingtaine de volontaires, d'employés de la ville, ainsi qu'une partie de l'équipe municipale, sillonnent le centre-ville pour ramasser les ordures à terre. Une façon de «sensibiliser les gens à le faire tous les jours», explique Maher Bouazzi. «Nos équipements ont été brûlés, nous n'avons plus qu'un camion, une pelle et quatre tracteurs pour tout le gouvernorat. Nous essayons de nous organiser au mieux avec ça», poursuit-il.
Spontanéité
La mobilisation citoyenne ne manque pas, à Kasserine. Des dizaines d'associations se sont créées depuis janvier. «La majorité tournent autour du développement de la citoyenneté et de la démocratie, des questions de développement régional. Beaucoup s'intéressent à la protection de l'environnement», détaille Samir Rabhi.
Un réseau d'association est en cours de création. Plusieurs d'entre elles se retrouvent déjà autour d'un projet commun, Radio Kasserine. Après trois semaines d'existence, elle diffuse déjà treize heures par jour. Avec des émissions dédiées à la jeunesse, aux traditions, à l'économie, l'éveil politique, etc. «Radio Kasserine est une réaction aux émeutes du 25 janvier. On a voulu travailler sur la prise de conscience, faire comprendre qu'il ne faut pas réagir comme ça», explique l'un des initiateurs, Adnan Zorgui.
Deux des onze animateurs de Radio Kasserine, lors d'une émission en direct d'un restaurant de la ville.
La petite équipe rêve déjà fréquence FM et studio d'enregistrement. Pour le moment, elle fait avec les moyens du bord: un ordi, un casque-micro, une clé 3G. Aucun d'entre eux n'avait l'expérience du micro. Pour l'un des animateurs, «c'est la continuité de la spontanéité de notre révolution. C'est ce qui fait sa force.»
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